Aujourd'hui, vous êtes gâtés... Béatrice vous offre ce très beau texte racontant l'histoire de son Ginkgo Biloba...

« Au milieu du tout petit jardin de Burtigny, sur le carré de gazon et serré de près par les branches d’un pin noir d’Autriche de quarante ans qui n’en finit pas de grandir et, venu plus tard, par les branches exubérantes d’un jeune cyprès qui étend même des branches à l’intérieur de la cabane à thé… un petit érable rouge du Japon bien tranquille… un très vieux mur de pierre et une fragile barrière de bambous secs qui le sépare de la route du village en contrebas : un jeune Ginkgo Biloba mâle d’environ quatre mètres de haut avait été flanqué là, dans son container de la jardinerie (environ cinquante centimètres de haut, le container). Pas le temps de le planter tout de suite, ils ont dit vaguement qu’ils reviendraient "plus tard".

C’était le 13 mars 2000.

On avait lu des livres sur les gigantesques Ginkgo Biloba des jardins des temples du Japon, leur longévité incroyable, et on disait que c’était le seul arbre qui avait survécu à la bombe de Hiroshima. Pour un Arbre de Vie, le choix était excellent !

Seulement voilà. Vers la fin de ce mois de mars 2000, une après-midi, Béatrice observait l’Arbre depuis la fenêtre de la cuisine ouverte. Le vent soufflait, modérément sans doute. Le ciel était peu à peu devenu gris foncé, puis ce gris s’était assez vite changé en une couleur jaune indéfinissable, annonciatrice d’une catastrophe : le vent est monté brutalement de plusieurs crans, UNE TORNADE, oui, une authentique tornade, du jamais vu à Burtigny, et Béatrice continuait à regarder l’Arbre, elle avait bloqué sa respiration ; est-ce que l’on se souvient de moments pareils, où l’on franchit un seuil vers une autre dimension de ressentir ?

Le Ginkgo Biloba avec son container a été soulevé de terre, à quelle hauteur, je ne sais pas, mais vraiment haut. Et puis, comme jeté avec une rage brusque, le jeune Ginkgo Biloba, encore frêle avec ses feuilles en éventails verts et avec sa fière pointe d’environ un mètre, absolument souple et en même temps dressée vers le ciel dans une verticalité absolue : le bruit de sa chute a été terrible.

J’ai entendu, pour la seule et unique fois de ma vie, un Arbre crier. Oui, un cri très bref qu’on ne pourrait pas reproduire. L’Arbre avait crié, je le jure. Il a tremblé pendant un petit moment, jusqu’à ce que le contact avec le sol soit stable.

Un silence étrange a marqué la fin de la Tornade. Le ciel avait repris des couleurs normales.

Je me suis précipitée vers l’Arbre couché, et… j’ai constaté que sa pointe d’environ un mètre avait été cassée net. Sinon, il était intact.

Le 3 avril 2000, un jardinier est venu planter la Ginkgo Biloba. Bien entendu, il a décliné toute responsabilité pour le désastre, même si on aurait pu penser que la moindre des choses aurait été d’appuyer un peu le jeune Arbre avec son container contre le mur du jardin tout proche, en attendant la plantation.

Le jardinier a hurlé que le sol n’était pas conforme : en effet, des blocs de pierre attestaient des ruines d’une autre construction juste sous le sol (selon les Archives, les restes d’un petit boiton à cochons) et gênaient le confort des racines.

Nous avions notre Ginkgo Biloba. Nous allions l’aimer, bien que, très longtemps avant qu’il atteigne, qui sait, l’âge fabuleux de cinq cents ans, nous ne soyons plus là pour le protéger ! Quand le bord de route, le tout petit jardin-terrasse, la vieille maison, rien n’aura résisté aux barbares.

Aujourd’hui, le 31 décembre 2010, notre Ginkgo Biloba est tout nu, ses feuilles jaune or sont tombées, et il paraît si frêle ; sa pointe n’a pas repoussé, juste une branchette sur le côté qui a grandi de quelque dix centimètres et qui ne camoufle pas sa blessure qui fait peine à voir. Son antenne céleste a disparu.

En dix ans, il y a eu d’autre épisodes : une après-midi de gel intense d’un autre hiver, l’arbre était couvert de givre, et il avait de la peine à résister à un vent violent (mais ce n’était pas une tornade). Alors, j’ai vu un spectacle incroyable et très beau. L’Arbre DANSAIT LITTERALEMENT AVEC LE VENT, était malmené à droite, à gauche, en avant, en arrière, et il se pliait avec grâce, sans se rompre, comme un danseur des ballets Béjart de Lausanne. Pendant une pincée de secondes, comme disent les Japonais.

Quoi d’autre ? Oh, le renard, ou bien était-ce une fouine ?

Un matin d’été, on a découvert qu’un animal avait sauvagement lacéré le jeune tronc, arrachant l’écorce tout autour, à une hauteur d’environ cinquante centimètres. Un renard dressé contre l’Arbre aurait pu faire ça… Car le jardin est parfois traversé par des fouines et des renards pendant la nuit. La blessure a été soignée par une pâte verte recommandée à la jardinerie. Et guérie.

Cet été on a vu qu’il y avait une sorte de mousse, comme du lichen, qui enserrait un peu les branches. L’affaire n’a pas été tirée au clair.

Voilà l’histoire, au jour d’aujourd’hui. Mais la zone d’ombre existe, en filigrane. Histoire de la rage de vivre de Béatrice, malgré douze ans de souffrances, une maladie auto-immune rare, et l’Arbre choisi au sortir des "soins palliatifs". Pourquoi cette souffrance de l’Arbre de Vie ? Y a-t-il vraiment un parallèle entre les deux vies ? Oserai-je avouer que parfois j’ai ressenti des sentiments ambivalents envers lui : puisque je tenais pour responsable la jardinerie de n’avoir pas pris soin de le planter tout de suite, après tout, "ils" auraient pu l’échanger contre un Arbre intact ! Du calme. Il y a un sens à cette chronique, même si je le comprends difficilement. D’avoir raconté l’histoire, je viens de prendre une décision : désormais, je vais l’aimer mieux car je l’accepterai totalement, tel qu’il est devenu, tel qu’il est. Avec davantage de sérénité et d’acceptation de moi-même. »


Béatrice Corti-Dalphin, 31 décembre 2010